Chapitre 1
Elle respire. Tout être vivant respire. C’est l’une de ses caractéristiques premières. Sans cette dernière il se bloquerait au stade inférieur. Au rang d’objet inanimé, ou en minéral, dans le meilleur des cas. L’être vivant a une fonction supplémentaire qui passe par ce souffle d’air. On la retrouve à tous stades. Végétal, animal, ou humain, les vivants partagent ce point commun ; la respiration. Elle ne fait pas exception à la règle.
Dans la pénombre de la chambre, seul le bercement d’un souffle lent et régulier vient troubler la quiétude. Grain de sable dans un mécanisme vieux comme le monde, la respiration s’accélère. Elle devient haletante. Lana se réveille brutalement.
Son cri se brise contre les murs de sa chambre, elle se relève à moitié, prend appui sur ses coudes, parfaitement éveillée, le dos couvert d’une fine pellicule de sueur. Son réveil posé sur la table de chevet indique tout juste 4h42. Elle soupire. Encore une nuit abrégée. Elle se connait suffisamment pour savoir qu’elle ne pourra retomber dans le sommeil. Ces réveils en pleine nuit ne sont pas la cause du hasard mais un signal qui indique une crise imminente. D’ailleurs le bourdonnement de sa tête ne la contredira pas. Elle est là, proche. Le moindre bruit, le moindre effort la déclenchera.
Avec précautions la jeune fille se lève. Un pied après l’autre, lentement, il ne faudrait pas faire de geste trop brusque. Elle tâtonne dans l’obscurité à la recherche d’habits qu’elle espère assortis. Son butin en mains elle se dirige vers la douche, glacée pour ce matin. Parfois cela aide à éloigner la crise, mais pas aujourd’hui. Elle sait qu’elle devra se montrer prudente, si peu de sommeil la rend vulnérable.
Elle ajuste son pull bordeaux usé, mais si confortable qu’elle n’en changerait pour rien au monde. Son reflet lui indique une jeune fille dont le maquillage n’a pu masquer ses cernes qui marquent sa peau trop pâle. Ses cheveux auburn sont ternes malgré les soins qu’elle leur apporte quotidiennement, et ses yeux bleus ont perdu depuis trop longtemps leur étincelle de vie. Heureusement ses habits épais dissimulent ses os qu’elle sent ressortir de sous sa peau. Dans cet état elle ne fera pas long feu.
Le réveil révèle maintenant 5h23. Elle a une heure devant elle avant que les autres étudiants ne se réveillent, et le service du petit déjeuner n’ouvrira qu’à partir de 6h30. D’ici là rien ne la dérangera. Après avoir attrapé une laine qu’elle enfile par-dessus son pull, Lana profite de cet interlude pour se glisser hors de sa chambre. A cette heure si matinale les couloirs sont déserts. L’idéal pour une balade entre les vieilles pierres de l’école. Elle parcourt le quatrième étage réservé aux filles. A travers la fenêtre, le jardin baigne dans les rayons de la lune. Janvier est déjà bien entamé et l’hiver a emporté avec lui toute trace de vie. Sous la couche de glace la nature écossaise hiberne.
La jeune fille se pose dans une alcôve proche de sa chambre, s’adossant contre un muret de pierres froides. Elle connait cet ancien château, dans lequel leur université a trouvé refuge, sur le bout des doigts. D’ici elle se sait invisible aux yeux des surveillants qui patrouilleraient dans les couloirs, espérant surprendre un étudiant qui aurait eu l’audace de se glisser dans une chambre autre que la sienne.
Collée au mur glacé, dans le silence le plus total, elle essaye de repousser la douleur qui prend davantage de place à chaque minute. En vain. Ce n’est pas comme si ce manège se répétait inlassablement jour après jour, mais l’espoir persiste. Après tout, c’est tout ce qui lui reste.
*
L’heure du petit déjeuner arrive encore une fois trop vite. Mués par leur estomac, les étudiants dévalent les escaliers jouant du coude pour être le premier servi. Lana se résigne à gagner le réfectoire où ses amis doivent l’attendre. A contrecœur elle les rejoint. A cette heure-ci le bruit est encore supportable. Embrumés par leur nuit trop courte, ou plongés dans la lecture de journaux mondiaux, les étudiants se mettent en marche progressivement. Leur université jouit d’une excellente réputation et de nombreux moyens financiers, elle forme l’élite du pays. Ainsi il n’est pas rare que des étudiants s’escriment dans des recherches personnelles, et rien de mieux que le calme associé à la fraicheur du matin pour consigner les idées de la nuit. Une des raisons pour laquelle la salle du petit déjeuner ne ploie pas sous les cris des jeunes gens. Raison qui échappe totalement à ses amis.
Les deux garçons parlent bruyamment, appuyant leurs dires par de grands gestes. Arrivée à leur hauteur, Lana hésite à leur jeter une excuse avant de fuir. Ce qui serait peu courageux de sa part, et un repas sauté se paie souvent très cher. Elle leur fait donc son plus beau sourire et se glisse à leurs côtés. Aucun d’eux ne remarque les cernes qui se dessinent sous ses yeux, ni son teint cadavérique. Peu observateurs, ils ignorent tout du mal qui la taraude au quotidien. Elle adore ses deux amis, mais leur cache désespérément la maladie qui la ronge, même si certains jours leur ignorance lui pèse. Même au plus mal elle arrive toujours à leur sortir une excuse plus ou moins bancale, comme une nuit blanche à travailler, dont les garçons se contentent sans chercher plus loin. Parfois elle leur en veut de ne pas voir l’évidence. Comment peut-on être aussi aveugle ?
Elle laisse les jeunes hommes discuter, n’écoutant que d’une oreille distraite leurs propos. Depuis bien longtemps ils ne s’étonnent plus de son manque de participation, la cataloguant parmi ces personnes maussades au réveil. Lana se plonge dans la contemplation de son bol, bien plus intéressant, même si les céréales ont du mal à se frayer un chemin jusqu’à son estomac. Elle les mâchonne, comptant le nombre de bouchées qui lui reste pour en avaler l’intégralité. Elle accueille avec délivrance l’heure du premier cours et se précipite presque vers la sortie, sous le regard moqueur de ses amis.
*
Une chape de silence entoure la classe de Monsieur Parker. Seul le bruissement des stylos sur les feuilles vient l’interrompre par intermittence. Tous craignent l’enseignant dont la réputation n’est plus à démontrer, pour oser ne serait-ce que chuchoter dans sa salle. Son parcours est impressionnant ; plus jeune instituteur de l’Université, diplômé à moins de vingt ans, il enseigne depuis bientôt quatre ans. Deux années auront été suffisantes pour asseoir son autorité et faire courir des bruits à son sujet. Sa tyrannie présumée n’empêche en rien le respect que les étudiants lui vouent. Ils admirent son génie, et aimeraient à leur tour embrasser une telle carrière.
Sévère et pédagogue, ses cours sont autant appréciés que redoutés. Lana le sent déambuler dans la salle, vigilant à ce que chacun prenne des notes sur ce qu’il dit. D’une voix basse, à peine plus haute qu’un murmure, il débat sur l’importance des effets secondaires des médicaments. Il insiste sur ceux à prise quotidienne et à forte dose. Ses explications précises rendent le sujet intéressant. D’un ton de velours, il épelle les noms des molécules. Les étudiants redoublent d’attention, ils ne veulent pas en rater un passage. Il guide ses élèves, nul ne peut s’en échapper.
Le stylo de Lana gribouille machinalement quelques notes qu’elle ne relira pas. Son cerveau a cette capacité à mémoriser instantanément bon nombre d’informations pour l’éternité, sous condition d’un minimum de concentration. Rares sont les cours qu’elle révise, mais si son crayon continue sa danse c’est à l’intention de ses amis, qui eux en auront besoin.
Du coin de l’œil elle peut voir Jimmy deux rangs à sa droite, qui somnole sur son cahier. Ses cheveux blonds cachent ses yeux qu’elle sait fermés. Depuis la nouvelle année l’échéance des championnats universitaires de natation approche, par conséquence le jeune homme se donne corps et âme dans l’entrainement. Pas étonnant qu’il soit si fatigué. A ses côtés Sasha s’accroche. Une main dans ses cheveux bruns pour soutenir sa tête il écoute distraitement, mâchouillant son stylo. Sans capacités particulières, son travail se résume à conserver la moyenne pour ne pas redoubler. Si Lana ne les aidait pas, nul doute qu’ils auraient décroché il y a bien longtemps.
La sonnerie met fin au supplice de la majorité des étudiants. La jeune fille ne se presse pas et laisse sortir la foule en premier. Quand elle quitte le laboratoire, le couloir est déjà vide, la plupart ayant rejoint leur salle pour le cours suivant. Sasha et Jimmy font partie de ceux-là. Lana consulte son planning, qui diffère de celui de ses amis. Elle a deux heures de libre avant le déjeuner. Elle met immédiatement ce court laps de temps à profit pour poursuivre ses recherches, bien qu’elle ait peu de chances de faire une avancée spectaculaire.
Sa mémoire extraordinaire combinée à sa logique lui permet de ne pas avoir à travailler ses cours, contrairement aux autres étudiants. Depuis trois ans elle consacre son temps ainsi libéré à un projet scientifique, soutenue par les enseignants. Réparties entre ses étagères et son bureau, ses recherches s’étalent sur des dizaines de cahiers. Des notes sur les traitements migraineux, leur efficacité, leur accoutumance, leurs effets secondaires s’entassent en lignes serrées. Un unique but l’obsède, celui d’améliorer les médicaments déjà existants, pour créer un traitement infaillible qui les sauverait. Qui la sauverait.
Trop vite l’heure du supplice revient. Elle maugrée en réalisant qu’elle stagne dans ses recherches. La cloche du déjeuner sonne. Quelle perte de temps ! A regrets elle abandonne ses cahiers. Il ne faudrait pas négliger les besoins primaires de son corps, même si pour les satisfaire elle doit affronter la cohue.
Le bruit l’assaille dès le couloir, heureusement que sa chambre en est épargnée. Pour plus de confort et d’efficacité au travail toutes bénéficient de matériaux insonorisant. Le volume sonore augmente à l’approche du réfectoire mais elle ne peut y échapper. Quand les estomacs sont vides les langues se délient. Chacun parle de sa matinée. Lana s’assoit à la table de ses amis, bien qu’elle préfèrerait avaler son plateau en deux bouchées avant de retourner s’enfermer dans l’intimité de sa chambre. Mais à trop chercher la solitude elle se coupe du monde, alors le temps d’un repas elle s’oblige à jouer la comédie, sociabilise avec des gens de sa tranche d’âge, essayant de faire coller leurs centres d’intérêts, de se rapprocher de la normalité.
— Qu’est-ce qu’on fait cet aprèm ? demande Jimmy la bouche à moitié pleine.
— Ferme ta bouche quand tu manges, on n’a pas envie de savoir ce qui se passe à l’intérieur, le rabroue Lana avec humeur.
— Pour Lana ce n’est pas difficile à deviner, répond Sasha. Elle va se cloitrer dans sa chambre pour réviser. Encore et toujours, déclare-t-il fataliste.
Ses amis lui reprochent de trop travailler. Ce sujet de discussion est l’un des favoris des garçons, et la cause d’innombrables désaccords entre eux. Dans leur vision de la vie étudiante, Lana ne profite pas assez de sa jeunesse, et malgré le fait qu’elle ait deux ans de moins qu’eux elle leur parait plus vieille.
— Peut être que je bosse mais au moins j’aurais mon année sans difficultés, contrairement à certains. Je ne redoublerais pas, leur assène-t-elle, avant de regretter des mots sortis trop vite.
Elle se morigène devant les paroles qu’elle leur a adressées. Elle n’est pas parvenue à les retenir. Le mal est fait. Elle se tourne vers Jimmy penaude.
— Je ne voulais pas dire ça pour toi, s’excuse-t-elle.
Le jeune homme hausse dédaigneusement les épaules.
— Ça ira, et puis ce n’est que la vérité.
Les difficultés du jeune homme ne sont un secret pour personne. Combiner natation à haut niveau et études n’est pas évident. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu le redoublement de sa première année.
En dépit de tout ça, il ne se laisse pas abattre et continue à mener les deux de front, même s’il sacrifie volontiers quelques heures d’études pour retrouver ses bassins. Lana habituellement calme le soutient, mais aujourd’hui sa colère a pris le dessus, et a aboli le contrôle de ses mots.
Jimmy peu rancunier laisse couler. Il sent que la mauvaise humeur de la jeune fille est davantage dirigée vers le troisième membre du trio.
— Vois-tu Sasha faire la fête, cultiver ton réseau social c’est bien, mais les études sont plus importantes.
Le jeune homme de vingt et un an ne vit que pour la fête et les sorties entre amis. Avec un physique avantageux, Sasha se classe toujours en tête de la liste des « beaux gosses » tenue par les filles. Les cheveux coupés courts et indisciplinés, un style vestimentaire peu recherché, composé d’un jean et d’un pull ou d’une chemise, le tout complété par une paire de lunette, pour le côté intellectuel totalement factice, il sait qu’il plait à la gente féminine. Cette simplicité apparente et son enthousiasme attirent les gens à ses côtés, sans qu’il ne recherche leur compagnie.
Lana continue son discours moralisateur. Une pointe de jalousie s’insinue en elle face à sa popularité. Contrairement au jeune homme personne ne vient jamais l’aborder, c’est à peine si on la remarque. D’un sens cela l’arrange, elle n’a pas à enfiler un masque, mais de l’autre sens cela lui renvoie la solitude dans laquelle elle évolue constamment.
— Arrête on dirait ma mère, rumine-t-il.
— Et bien tu devrais l’écouter plus souvent car ne compte plus sur moi pour t’aider, l’informe-t-elle. Tu n’auras qu’à être plus attentif en cours. Désormais tu peux tirer un trait sur mes notes. Débrouille-toi tout seul !
Blanc comme un linge il la supplie.
— Mais tu n’as pas le droit, tente-t-il.
Il est vite stoppé par son regard noir. Sans un mot de plus elle agrippe son plateau et tourne les talons, plantant les deux garçons stupéfaits à leur table.
Déjà dans le couloir elle regrette son altercation avec ses amis. Elle ralentit le pas. Le brouhaha incessant de la salle, accumulé à son manque de sommeil réveille sa douleur, et à bout de nerfs elle a craqué. Irritable au possible sa mauvaise humeur a fini par déborder, et les garçons en ont fait les frais.
Après quelques mètres à inspirer profondément, elle se calme. Elle referme derrière elle la porte de sa chambre, personne ne doit la voir ainsi. La pièce plongée dans l’obscurité l’accueille. De lourdes tentures obstruent toute lumière. Lana se réfugie sur son lit. Elle agrippe les draps, comme une bouée de sauvetage. Roulée en boule elle se retient de gémir, elle serre les dents. La première vague de douleur, plus virulente que jamais l’assaille de toutes parts. Elle s’oblige à respirer lentement, pour apaiser le feu qui la consume. Sans résultat. Elle agite ses membres en détresse, à la recherche d’une position moins douloureuse.
Elle veut hurler, crier, frapper, tout ce qui se trouve à sa portée. Pourtant elle se retient, cela ne ferait qu’empirer son état. Elle n’en peut plus ! Toutes ces migraines la dévorent davantage chaque jour. Elles l’abandonnent dans l’angoisse d’une nouvelle crise. A peine la précédente s’est-elle tarie que la suivante est déjà redoutée. Elle vit dans l’appréhension. Elle guette le petit bruit, la lumière trop intense qui déclencherait la tempête sous son crâne. Lorsque cette dernière vient il est trop tard. Il faut attendre impuissant, et garder un calme apparent pour ne pas aggraver la situation. Invisible aux yeux des autres elle supporte sa maladie en silence depuis ses cinq ans. On peut croire qu’après tant d’années elle se soit habituée à la douleur. Mais peut-on l’oublier au point de la rendre insignifiante ?
Ne pas se laisser emporter par la crise, pense-t-elle en fermant les yeux très forts. Pour tromper son corps, ses pensées se dirigèrent vers les recherches qu’elle mène. L’horloge du temps se rappelle dangereusement à elle. Il lui est compté. Cette promesse d’enfants qui la pousse à avancer. Trouver un traitement efficace contre les douleurs qui pourrissent son quotidien. Et surtout une personne pour laquelle elle se bat. Sa sœur d’âme, sa sœur de souffrances, Emma. Cet espoir fou qui fait tenir son amie, mais dont chaque nouveau jour pourrait être le dernier. Le murmure de la mort est si doux comparé à celui des migraines. Combien de fois lui a-t-elle évoqué à mots couverts, cette tentation du suicide ? Dans ces moments Lana se trouve lente et inutile. Elle maudit les crises de lui voler un temps si précieux. Encore aujourd’hui sa douleur, qui peu à peu se fait moins vive, a gagné. La maladie l’a clouée quelques heures au lit. Encore du temps de perdu.
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